Felipe Gordon : « Je suis un Latino au cœur froid »

À deux pas d’un de ses disquaires préférés, Felipe Gordon nous a reçus chez lui, au coeur de Teusaquillo, quartier emblématique de Bogotá, la ville qui l’a vu naître. Dans la pièce principale de l’appartement, une paire de Technics et une étagère de skeuds pleine à craquer. Une chambre laisse découvrir un studio, caverne d’Ali Baba pour tout mélomane qui se respecte. Inconditionnel des synthétiseurs, le producteur colombien le plus en vue du moment est allé jusqu’à appeler son chien Jupiter, en référence au Jupiter 8 de chez Roland, un clavier qu’il ne pourra jamais s’offrir.




Comment un jeune de Bogotá en arrive-t-il à écouter de la house ?

Si tu savais… Je suis passé par bien des styles, loin des clichés qu’on peut avoir sur la Colombie et la culture musicale de notre population. J’ai commencé par apprendre la batterie et monter mon propre groupe de rock. J’ai très vite abandonné le solfège pour les machines. J’étais intrigué par les films de science-fiction et tous les délires liés au cosmos. C’est à ce moment que je me suis mis au disco avec des amis. On jouait du saxophone et du clavier. À cette époque, j’étudiais la production musicale à l’institut EMMAT. Je me suis progressivement ouvert au blues et au jazz. La lutte contre l’esclavage m’a toujours passionné et je retrouvais cette forme de mélancolie dans la musique afro-américaine. Bref. Le déclic est venu en achetant mes premiers synthés. Je me suis rendu compte d’à quel point la house me transcendait.

Tu te souviens du premier vinyle que tu as acquis ?

Je vais te décevoir, mais c’était dans une boutique de rock. Il s’agissait d’Highway 61 de Bob Dylan. Collectionner des disques était hors de mes moyens et je préférais économiser pour des instruments.

Et du premier track que tu as placé ?

Comme si c’était hier ! Bon, c’était presque hier (sourire). On était en octobre 2017, pour le Quintessentials 58. La galette a été tirée à 500 exemplaires seulement. Imaginer que seules ces personnes avaient l’exclusivité du morceau me procurait une motivation de fer. Mon style a pas mal évolué depuis. Aujourd’hui, j’essaye de tâtonner entre deep house, old school house, acid house et breakbeat.

Tu as combien de synthétiseurs ?

13 ! Quand je me suis lancé, je ne savais pas vraiment par où commencer. J’en prenais des très gros et complets. Progressivement, j’ai cherché des pièces plus précises et plus rares : Moogs, Vermonas… Dans cette fouille méticuleuse, j’ai fini par récupérer des machines vintages qui ont une finition parfaite. Le genre de bijou qu’il serait impossible de produire aujourd’hui. Roland et toutes les grandes marques se sont d’ailleurs bien cassé les dents pour les imiter. Mon préféré, c’est le Prophet 5. Il est très rare, je dois sûrement être l’un des seuls à l’avoir en Colombie.

Décris-moi ton processus créatif.

Il a pas mal évolué depuis un an et demi. Avant, j’étais coincé dans une routine. Un flot d’idées restait bloqué dans ma tête. J’ai décidé de les en extirper et d’aller à l’essentiel. Je pose un beat aux sonorités house ainsi qu’une harmonie puis je trouve une boucle et l’y intègre. Ensuite, c’est full impro avec mes instruments. J’essaye d’éviter l’abus de samples, d’autres le font déjà très bien. L’idée, c’est que l’on ne reconnaisse pas mon son dès les premières notes. Sinon, en termes de productivité, je voulais me limiter à cinq vinyles par an mais au moment où je te parle je dois en être à une quinzaine… Je n’ai pas envie que les gens se lassent. Ma méthode doit encore s’améliorer. Inclure d’autres musiciens et réaliser des projets communs serait un bon point de départ. Mon colocataire Jaime du Vagabundo Club Social est super chaud, patience…

La house se porte bien dans ta région ?

Une scène underground se développe depuis 12 ans. Je peux te citer des clubs mythiques comme le Cinema, le Cha Cha ou le Gotica. Ici, les gens ne se préoccupent pas de la démarche artistique. Les Colombiens sont des gros fêtards qui préfèrent se la coller. Nos sacrifices ne sont pas vraiment récompensés. Peu de personnes s’intéressent à nous, à part à l’étranger. J’aimerais que notre travail soit plus valorisé en Colombie. Bogotá est une niche qui compte des collectifs très pointus : Overcast, Flush et Nómada Records, où je suis actuellement signé. Des petits nouveaux arrivent également en force. Je pense à Vandel et Lunate. Le seul problème est qu’il est difficile de faire passer une vibe disco dans un club techno.

Tu y vois une explication ?

À mon avis, les jeunes n’imaginent pas qu’ils peuvent vivre de la musique. C’est très difficile de sortir du lot. Les Colombiens qui percent s’exportent à Berlin, Beyrouth, Paris ou New York. En réalité, je rêve de faire la même chose ici. Créer une scène propre à ma ville et la porter le plus haut possible. Mon EP Teusaquillo va dans ce sens. C’est une référence au quartier où je vis et sors avec mes potes. J’aime ma cité. Un sublime chaos y règne. Il pleut tout le temps, la criminalité est très présente mais on cultive la gagne et la réussite derrière l’image que l’on a de nous. De l’extérieur, les gens imaginent la Colombie comme un pays tropical, limite caribéen. Nous sommes loin d’être comme ça. On vit dans les Andes, près du Páramo. Il fait froid et l’atmosphère prête à la mélancolie. Je suis un latino au cœur froid (rires) !

Qui sont tes principales sources d’inspiration ?

Je dirai Max Graef ou Glenn Astro. Ils intègrent à la house des samples hip-hop par la seule magie de leur MPC. J’y ajouterai Henry Wu et Neue Grafik sans oublier la vieille école de Détroit avec Moodymann, Omar S ou encore Marcellus Pittman. De vrais musiciens. Ils ont contribué à inventer des styles dérivés qui fleurissent encore de nos jours.

Tu imaginais un jour être relayé par Mixmag et remixé par Seb Wildblood ?

En toute honnêteté, Mixmag était un réel objectif pour moi. En ce qui concerne Seb Wildblood, il s’agit davantage d’un concours de circonstances. Il faisait une date en Colombie. J’ai naturellement pris contact avec lui. Il manquait un track sur l’EP que j’ai sorti sur Toy Tonics. Le genre de track qui te permet d’avoir davantage de visibilité. C’est exactement ce qu’il a fait avec son remix.

Tu as une collab rêvée ?

Instinctivement, Moodymann. C’est impossible mais je garde espoir ! La prochaine étape ce sera Theo Parrish, mais je crois que je passerai plus de temps à l’observer qu’à mixer (rires).

Quelle est la situation idéale pour jouer du Felipe Gordon ?

En marchant dans la rue avec ses écouteurs. Avant de m’installer ici, je vivais à une heure du centre. J’adorais prendre le bus et y écouter mes maquettes. Ma musique n’est pas vraiment faite pour les clubs. Je la conçois comme un plaisir solitaire.

Et toi, tu aimes écouter du son sous quelles conditions ?

Tout dépend. J’écoute énormément de house en soirée. À la fois pour m’inspirer mais aussi car pas mal de producteurs m’envoient leurs prods pour que je les place dans mes sets. Pendant mon temps libre, je dérive vers d’autres styles. En ce moment c’est le hip-hop, demain ce sera peut-être le jazz. Je trouve qu’il est important de changer régulièrement de playlist. Si tu ne fais pas cet effort, tu perds ta créativité et écouter les mêmes pistes 100 fois devient vite chiant.

Tu aurais kiffé produire l’hymne de l’équipe colombienne pour la Coupe du monde ?

Carrément (sourire) ! J’imagine très bien le morceau. Quelques sonorités du Pacifique sur un beat dont j’ai le secret, mais forcément d’inspiration colombienne. Ça aurait été une dinguerie…


Texte : Benjamin Tramaille

Traduction : Baptiste Astor

Crédit : Sergio Mantilla

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