À 34 ans, Kurt Broken est l’un des personnages centraux de la scène musicale à Bruxelles. En 2014, il crée le label Escalade Records avant d’officier plus récemment aux platines pour Grems et Ichon. Designer de formation, l’expatrié parisien nous a reçus à son domicile, dans un coin paisible de Molenbeek afin d’aborder les différents fragments de son quotidien.
Comment t’es-tu pris de passion pour le deejaying ?
J’ai commencé en 1997, quand j’étais adolescent. J’avais une paire de platines merdique avec laquelle j’ai quand même persévéré. J’habitais encore à Paris. Avant, je me contentais de collectionner des vinyles. Le hip-hop me passionnait déjà. J’en suis naturellement venu au scratch et au mix.
Ce sont tes parents qui t’ont plongé là-dedans ?
Surtout mon père. Il écoutait beaucoup de musique : du jazz, du rock prog dans sa jeunesse, du funk et un peu de dub. J’ai toujours baigné dans un univers musical dense. Le weekend, il m’amenait chez ses disquaires fétiches pour dénicher de nouveaux bijoux. En traînant dans les bacs, je me suis rapidement aperçu que le rap me transcendait. J’avais en main tous les codes pour approfondir mes recherches en matière de musique.
Tu te souviens du premier vinyle que tu as acheté ?
Pas vraiment, mais je peux te parler du premier disque qui m’a traumatisé et donné envie de m’impliquer dans cette culture : Enter The Wu-Tang : 36th Chambers, le premier album du Wu-Tang Clan. Un ami me l’a ramené de New York, nous avions 12 ans. Il n’a pas accroché et me l’a donné en sachant que j’aimais le hip-hop. J’ai immédiatement capté le truc. C’est comme s’il avait été écrit pour moi, pourtant je ne parlais pas anglais. Je ne sais pas, les beats, les ambiances, les interludes… Tout me parlait. J’ai dû l’écouter quatre ou cinq fois de suite. Un nouveau monde s’offrait à moi. Ce projet a complètement changé ma manière de percevoir les choses. C’est comme s’il m’avait montré qu’il était possible de vivre la vie que je voulais avoir.
Peux-tu m’en dire plus sur la série de sets que tu prépares ?
L’idée est de demander une liste de cinquante morceaux à des gens qui ont un lien fort avec la musique et d’en faire un mix. Ce peut être mon cordonnier comme mon meilleur pote ou une femme que j’ai aimée. J’ai envie de raconter une histoire et de l’illustrer au moyen d’anecdotes, qu’ils m’offrent un moment de leur vie. Le premier épisode sera consacré à mon père. Il a énormément contribué au développement de ma sensibilité musicale.
Quelles raisons ont motivé ton départ pour Bruxelles il y a huit ans ?
J’ai rendu visite à un ami et je m’y suis tout de suite senti à l’aise. La ville a du flow, les gens sont agréables et la vie assez douce. Si je devais quitter la Belgique, ce serait pour quitter l’Europe.
Tu penses à un endroit en particulier ?
Je ne sais pas, le Brésil peut-être. Mon père y vit. Le pays ne m’attirait pas à la base, mais en me rendant sur place j’ai pris une claque monumentale au point de m’y projeter dans 10 ou 15 ans.
Avant d’être DJ, tu es directeur artistique et designer.
Je n’ai jamais envisagé de faire du mix un plan de carrière. J’ai commencé une école d’art à 15 ans. En la quittant, je suis entré sur le marché du travail avec un job relatif à ma formation. J’ai continué à vendre mes cassettes au disquaire du coin et à passer derrière les platines pour des petits évènements. La musique est une activité comme une autre, au même titre que d’aller se promener en forêt pour contempler les oiseaux ou d’aller à la pêche. C’est ma façon de m’évader.
À quel moment t’es-tu rendu compte que tu pouvais partiellement en vivre ?
Dès le départ. Je n’ai pourtant jamais voulu m’y lancer à temps plein. J’aime tellement ça que je ne voulais pas que ça devienne une contrainte.
Comment as-tu vécu l’explosion de la scène hip-hop bruxelloise ?
Je n’y ai pas vraiment fait attention. Je suis trop investi dans cette culture pour voir les choses arriver. Je ne suis pas vraiment les médias, je ne les ai pas attendus pour m’intéresser à Isha ou savoir que Roméo Elvis existait, pareil pour Damso, je l’avais découvert via Krisy bien avant qu’il apparaisse sur l’album de Booba. Finalement ça reste petit et tout le monde sait qui est qui. Ce qui se passe ensuite, je n’y fais pas trop attention, c’est du business et ça ne m’intéresse pas. Je sais que beaucoup de Belges sont en train de s’imposer dans cette industrie. Ils le méritent, ils font leur travail. Mais en vrai, je m’en fous de savoir combien tu vends et si tu as fait sold out dans telle ou telle salle, si tu rappes, si tu gères sur scène, ça me parle, le reste…
La création de ton label à cette période n’était donc pas du tout calculée.
Je souhaitais amener une structure pour encadrer mes travaux liés à la musique. Le nom, Escalade Records, vient de mon penchant pour tout ce qui touche au streetwear de montagne, qui est très lié au hip-hop. Mon ami Yann Kesz m’a déterminé à pousser le truc à un autre niveau. J’avais un concept, un logo, des soirées et on connaissait plein d’artistes… Je me suis lancé sans échafauder de plan. Aujourd’hui, on a cinq projets prêts à sortir. Le premier sera une compilation qui présentera chaque artiste du label. Le reste suivra.
Vous êtes ouverts au niveau des styles ?
Complètement ! Si un mec vient me voir avec un album rock qui me parle, je n’hésiterai pas à le produire. Mon rôle de DJ implique que mon public me suive dans mes délires. Je gère Escalade comme ça. Le funk et le rock y seront traités de la même façon. L’univers musical transperce les genres. Des labels comme Stones Throw ou Jazzy Sport ont toujours eu cette démarche et d’autres l’ont également.
Faire venir Ichon à Bruxelles avant qu’il n’ait cette exposition était un joli coup.
Je savais qu’il allait péter. Je n’étais pas encore DJ pour lui, il ne me connaissait pas. Nous avons fait complet sur la première date pour finalement en rajouter une autre le lendemain. Il a passé trois jours ici. On a bien accroché. Je bossais déjà avec Grems et il cherchait quelqu’un. Nous avons très vite trouvé un terrain d’entente.
Ichon et Grems se connaissaient déjà, d’ailleurs.
Myth Syzer avait placé une prod pour Miki. Ichon et lui s’étaient déjà croisés. Ils se respectaient artistiquement et humainement même s’ils n’ont jamais collaboré. Ça finira bien par arriver, en tout cas je l’espère (rires).
Tu avais déjà été DJ pour d’autres artistes auparavant ?
À 15-16 ans, j’avais un groupe de rap (sourire). Même si les mecs étaient bons, ce n’était pas sérieux. On a dû faire deux ou trois open mic et la fête de la musique. Je suis un digger. Je collectionne les disques avant de les jouer en soirée. J’étais pas mal dans ma bulle, mais le fait de collaborer avec des rappeurs en live m’a appris à interagir avec le public. J’ai partagé la scène avec Grems pour la première fois à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. 20 minutes avant le show, il m’a annoncé que je devais faire ses backs. J’ai commandé deux whiskys et je suis allé au casse-pipe. Ça m’a décomplexé. J’y ai pris du plaisir. Maintenant, j’utilise un micro pour hoster même quand je performe en solo.
Comment ta façon de digger a-t-elle évolué à travers les décennies ?
La différence réside dans le fait que je découvre principalement la musique via Internet. Je vais par la suite l’acheter en vinyle. Je passe une bonne partie de mon temps libre chez les disquaires. Quand je voyage, c’est le premier truc auquel je pense. Il faut profiter de leur expérience et leur demander conseil. Ils m’amènent souvent sur des pistes que je n’aurai pas envisagées. Le Web et ses algorithmes c’est cool, mais les humains c’est pas mal aussi (sourire).
Ta rencontre avec Lefto t’a aussi décomplexé ?
J’ai toujours eu envie d’intégrer des sonorités très différentes dans mes sets. Quand tu commences à mixer, tu achètes ce qui est dans tes moyens. Pour moi, à l’époque, c’était le rap avant tout. Je ne jouais que ça. Ensuite j’ai élargi ma palette musicale petit à petit, pour y incorporer d’autres choses. En arrivant en Belgique, j’ai vu Lefto être à l’aise dans ses lives en utilisant tous types de tracks. Il m’a surtout fait comprendre comment on utilisait Serato pour de vrai. J’ai réalisé qu’il était possible d’amener mes sets à un autre niveau. Vivre à Bruxelles m’a permis d’avoir plus de temps pour réfléchir et développer ce que je voulais vraiment faire sans me demander comment j’allais payer mes factures. J’avais arrêté de mixer pendant 2-3 ans et j’ai racheté une paire de Technics en débarquant. Les gens de mon entourage m’ont encouragé. Ensuite, c’est comme le vélo…
N’est-il pas compliqué de jongler entre toutes tes casquettes ?
Le plus difficile pour moi est d’être salarié dans une société, de me lever à huit heures et de quitter à 18. J’ai tellement d’activités que je peux par exemple me permettre de ne pas faire du design un jour au profit de la musique et vice et versa, je ne m’ennuie jamais et chaque discipline apporte de l’énergie dans les autres.
Tu as des lieux de prédilection à Bruxelles ?
Pas vraiment. J’aime bien le Beursschouwburg et le Kumiko aussi même si ce dernier ferme tôt. J’ai une résidence dédiée au funk des années 80-90 chez Madame Moustache une fois par mois. En ce qui concerne Bruxelles, je suis davantage séduit par la programmation que par le lieu qui l’abrite.
On trouve quoi dans ta playlist en ce moment ?
Un peu de tout. Le nouvel album de Blood Orange, Jodeci évidemment, Josman, XTRM Boyz, Fatima, le dernier Dom Kennedy, les vieux Master P, Bas… Ce qui sort chez Apron Records, Brassfoot, la compilation Le Grand Zoo de Pablo Valentino. Je réécoute Capone-N-Noreaga parce que je suis dans cette vibe actuellement, mais aussi Ash Tre Jinkins que j’aime beaucoup, les futures sorties Escalade et Sade, toujours Sade, c’est toute ma vie.
Tu ne galères plus avec les septante et les nonante quand tu rentres à Paris ?
Non, bien au contraire. J’ai tendance à le dire plus souvent là-bas pour taquiner les gens (sourire) !
Texte : Nathan Barbabianca
Crédit : Julian Pierrot