LuXe continue de payer ses « dues »

Au début des années 2000, Nasty Yass décide de partir vivre son rêve américain à New York. Le break et une mentalité de battant animent alors le jeune homme. Déterminé à réussir, il s’y forgera une réputation solide sur le bitume du Bronx, jusqu’à son retour en France où il adoptera un second blase : LuXe. Véritable encyclopédie du hip-hop, l’artiste croise à nouveau le fer cette fois derrière le micro. Dans son dernier projet en date, Lexington, il dépeint avec authenticité un lifestyle de débrouille, motivé par un amour franc pour cette culture et une envie fondamentale de s’en sortir tout en portant son message. Nous le rencontrons dans un bistrot parisien pour une discussion fleuve.




Quel a été ton premier vrai spot de break quand tu as commencé ?

On faisait des spectacles de rue au Trocadéro, au Sacré-Coeur et à Saint-Michel. Le Troca a une dimension spéciale, car ce sont les anciens qui nous avaient passé le lieu. À cette époque, au début des années 2000, on récoltait 300 balles chacun par jour. On était mineurs, quand on débarquait aux states, les cainris étaient choqués de voir des gosses claquer autant de thunes dans des sapes (sourire).

On imagine que tu es entré dans le hip-hop par la danse, mais c’est en fait par le graffiti.

Mes cousins dans le 93 m’ont plongé dans cette culture. On écoutait Mauvais Oeil, Rohff, la Mafia K’1 Fry pendant qu’on cartonnait la ville. Ça nous a donné une éducation. Je devais avoir 13 ou 14 piges, les phases des grands frères m’ont marqué. La mentalité de hustler est venue petit à petit. Les rappeurs qui disent ne pas avoir d’influence sur les jeunes mentent. Au quartier, ils ont un vrai impact.

Cette mentalité, elle s’est développée grâce à tes différents voyages ?

Si on se concentre sur moi, je te dirais que oui. Je me suis quand même rendu compte qu’il s’agissait davantage d’un bail spirituel. Mon environnement m’influence, mais il n’est pas le seul. En voyageant, tu vas rencontrer des personnes marquantes, mais il se peut que ce soit des locaux qui eux n’ont jamais quitté leur ville natale. Ils ont ça en eux. Tu en as qui vont à l’étranger juste pour leur feed Instagram, c’est triste. C’est comme l’arrivée de la drogue à une certaine époque, ça crée des fortunes mais ça détruit des esprits. Chaque grand changement est rythmé de cette façon. Il faut juste être motivé et chopper la transition. Tu connais Robert Kiyosaki ?

Je dois t’avouer que non.

C’est un écrivain et business man américain que les nouvelles générations de hustlers ont pas mal lu. Son bouquin de référence s’appelle Rich Dad Poor Dad. Il est sorti à la même période que la crise des subprimes. Le mec expliquait calmement que la crise n’en était en réalité pas vraiment une, qu’il fallait voir ça comme les soldes. Une bulle où tu peux tout acheter moins cher. En fait, dans chaque situation, il existe une option qui te place comme celui à qui cela profite.

Tu donnes l’impression de toujours chercher à te cultiver sur un sujet avant de prendre la parole dessus.

Je suis d’un naturel expressif. J’ai compris très tôt qu’une personne qui parle sans savoir, c’est moche. Quand je vois un truc qui me dépasse, me choque ou me réveille, je veux participer. Que ce soit avec un pote ou une vieille de 70 ans (sourire). Par contre, tu ne peux pas juste la ramener et dire de la merde. C’est clair qu’il faut savoir avant de dire. En grandissant, on m’a souvent répété que je ne voulais jamais avoir tort, mais quand je ne suis pas convaincu à 100% de ce que j’avance, je m’abstiens. D’ailleurs, je ne fais pas que lire, j’essaye surtout de mettre du sens sur l’environnement qui m’entoure.

Tu étais quel genre d’élève avant d’arrêter les cours ?

Je ne venais pas souvent en cours, mais quand j’y allais j’étais studieux. Très tôt, le break nous a fait comprendre que le vrai thug shit était de s’en battre les couilles. Au collège, c’est mal vu de discuter avec les profs. Mais si je trouve qu’ils sont intéressants, c’est mon droit d’aller m’instruire. Ce n’est pas parce que la paye que l’État leur donne est misérable que je ne pourrais pas faire quelque chose de ces connaissances.

Comment t’es-tu décidé à tout plaquer pour partir vivre à New York ?

Les pères fondateurs du hip-hop étaient encore en vie. À ce moment, je me suis dit : « Qu’est-ce que je fous à Paris ? » Je ne pouvais pas rester dans mon coin, j’avais besoin de capter l’énergie sur place. J’avais la mentale d’un jeune qui veut faire bouger les choses. La culture était directement liée aux premiers piliers des droits civiques. Je suis têtu, donc j’y suis allé, j’ai monté ma boîte, j’ai aussi fait la street quand c’était nécessaire. Ce que j’ai reçu n’a pas de prix. Personne ne pourra me l’enlever. C’est une fierté, et il ne faut pas prendre ça en mode mégalo quand je le mets en avant dans mes textes, il s’agit juste de la réalité.

Dorénavant, tu transmets ce savoir ?

À ceux qui ne s’en foutent pas, oui. Beaucoup vont te dire « heureux les simples d’esprit ». C’est une pensée rétrograde à mort. La stupidité est une porte de sortie pour les lâches et les cons vont te faire ressentir que tu n’es pas comme eux. Je fais en sorte d’utiliser mon intellect pour changer le monde à ma portée. Ceux qui attendent en retour pour t’aider, ils vivent mal.

Tu le ressens depuis que tu es revenu en France, ou c’était pareil dans le Bronx ?

Chaque nation, chaque groupe a ses démons pour des raisons différentes. On a un temps imparti sur terre, il faut l’utiliser pour apprendre les uns des autres, sinon on n’aurait pas été fait différemment. Désolé de skipper ta question, mais ça me fait penser à un anime. Il faut absolument que tu regardes Neon Genesis Evangelion. Ça se passe dans un futur proche, les ressources du monde ont été mutualisées et les dirigeants ont pris la décision de sacrifier l’individualité pour sauver les problèmes de l’humanité. C’est vraiment incroyable en termes de direction artistique.

Ça te parle forcément, toi qui touches à tout.

Pour moi, toucher à tout, c’est être une seule chose qui fait partie d’un tout. Je m’explique : je n’ai qu’un oeil artistique, ce n’est pas parce que je l’exerce dans des disciplines différentes que je peux porter toutes ces casquettes. Leonard de Vinci n’est pas qu’un peintre. Il a réalisé des travaux cruciaux pour la compréhension du corps humain, conçu des avions… On ne va pourtant pas dire de lui qu’il est anthropologue ou architecte. On n’est pas censé mettre des mots sur tout. Il faut comprendre, c’est le plus important.

Surtout dans ton milieu. Tu peux me parler du crew de break coréen dans lequel tu es ?

Rivers Crew ! C’est le groupe le plus criminel du pays. En Asie, attention je généralise pour le propos, le cliché veut que les danseurs soient techniques, agiles et gracieux, mais sans l’âme du hip-hop, ce qu’on appelle le edge. Quand tu es bboy, ton aura fait 90% du truc. Les mouvements, c’est le feutre que tu utilises pour colorier, pas les contours. Ils ont une culture assez élitiste, qui pousse les gens à la performance. Ils sont arrivés pour gagner tous les battles, mais il leur manquait la passion. Rivers Crew a contribué à changer l’opinion générale. Ils ont plus de coffre que certains gros cainris. J’ai connu Born, leur breakeur le plus craint, mais aussi le plus aimé, à New York quand j’étais plus jeune. Il était déjà chez les Zulu Kings avant que je ne les rejoigne. En 2013, il m’a demandé si je voulais devenir le premier étranger de la clique. Je vais clipper un son de mon prochain solo là-bas avec eux (sourire).

Les rencontres que tu as faites à l’époque sont devenues ta deuxième famille.

Je viens de rentrer de Prague où se déroulait un battle international. J’ai eu la chance de capter des amis très proches. Des Russes, des Allemands, des Slovaques… Ils étaient tous à New York ou Los Angeles à l’époque. Les années passent, mais on finit toujours par se retrouver et partager à nouveau notre amour pour la culture.

Tu vois de quelle angle les petits qui arrivent dans le break ?

Les nouvelles générations apprennent super vite. Les pragmatiques disent que c’est grâce à YouTube. Je te jure que non, je connais bien la danse et la vitesse avec laquelle ils comprennent les choses dépasse tout ça. Ils ont juste besoin de cadre, de structure, mais le talent est déjà en eux.

Comment conçois-tu ton indépendance dans cette industrie ?

La façon dont les gens te la vendent est une hérésie totale. Je suis indé. Ma femme et moi produisons nos textiles, on fait les shootings, le montage, l’étalonnage des clips… Tout en mif ! Mais pour sortir Lexington, mon dernier projet, j’avais besoin de cash flow en plus. Je n’ai pas forcément envie d’aller voir les anciens pour leur demander une dépanne. J’ai donc signé un deal de distribution qui m’a permis de concrétiser la tape et de rémunérer les personnes qui y ont contribué. Selon moi, c’est nécessaire pour que tu réalises tes idées comme tu l’entends et pas seulement comme tu le peux.

Tant que tu restes le maître de ce que tu produis…

Les artistes ont de plus en plus de pouvoir et ne s’en rendent pas compte. Ça se joue pas mal sur la manière dont tu t’exprimes en tant que personne. J’ai 31 ans, et j’ai passé une grande partie de ma vie à parler business. C’est cette mentalité qui est importante et pas le fait que tu portes un jogging et toutes ces conneries. Après, évidemment, il y a un racisme lattant dans l’industrie musicale. Ce n’est en aucun cas une attaque à mes frères blancs. J’ai juste envie de souligner que c’est difficile, et ceux à qui on ouvre les portes sont souvent appelés pour représenter le pire cliché de leur communauté. Un peu comme la vidéo qui tourne de Bobby Shmurda pour son audition chez Epic Records avant qu’il n’y signe. La pièce est remplie de 40 personnes, toutes sur leurs chaises de bureau qui jugent et décident de l’avenir d’un type perdu qui se donne en spectacle devant eux. Quand tu connais l’histoire des droits civiques, ça te met mal à l’aise. Ce n’est pas de sa faute, le problème est sociétal.

Faire du rap engagé reste important pour toi ?

Il faut continuer à se battre. Je respecte ceux qui ont les couilles de s’exprimer. La complaisance, quand elle vient des victimes, est très dure. Elle n’existe que par réflexe de survie. À la base, je ne voulais pas vivre du hip-hop. Puis je me suis retrouvé à Nanterre, j’ai du faire des choix pour mon avenir. Dans la musique, je m’éclate et fais en sorte que ma voix soit entendue.

Tu rappais déjà quand tu étais aux states ?

Pas du tout. C’est les gars de L’Entourage qui m’ont appris à kicker. Ils m’ont fait comprendre que mon environnement et mon histoire me donnaient un bon background pour m’y mettre sérieusement. Respect pour eux à ce niveau !

Quand on prend du recul, le côté passage de flambeau est un aspect qui revient souvent dans ta carrière.

Personne ne se fait tout seul. Je suis sûr qu’en quelques minutes je peux te trouver au moins 15 exemples de gens qui m’ont sauvé la vie. Il n’y a rien de plus grand que la reconnaissance. Tu peux l’offrir à quelqu’un s’il ou elle prend le temps. Dans ma journée, je pense toujours à ne pas oublier ce qu’on a fait pour moi. J’ai énormément souffert, mes bas étaient très bas, mais je trouve des millions de raisons de donner de l’amour tous les jours.

Tu n’as pas eu de panne pour réécrire à ton retour en France ?

J’ai eu cette discussion avec un pote il y a quelques jours. La réponse ne plaira peut-être pas, mais je suis persuadé d’avoir vécu assez pour écrire encore 10 albums. J’ai des mécanismes mentaux grâce au break, une connexion de neurones que je transcris en musique. Je suis tranquille de ce côté.

Est-ce que tu fais partie de ceux qui ont besoin d’intimité pour record ?

J’ai commencé le rap en 2011, et sorti mon premier morceau en 2016. Je me suis entraîné pendant cinq ans dans la street à New York. Tout le monde rappe là-bas ou presque. L’instru sortait d’un iPhone éclaté, sur une enceinte pourrie. J’avais l’habitude d’entendre ma voix avec un feedback dégueu. Quand je suis arrivé en stud ici, j’étais dépassé. DJ Elite et Hugo Loïs, son ingé son, m’ont bien accompagné. Je me suis forgé au studio Blackbird. Ils avaient l’habitude de bosser d’une certaine façon, mais j’ai réussi à leur faire comprendre ma vibe. Depuis que j’ai mon home studio, c’est encore mieux. Mon emploi du temps n’est pas impacté. Je peux record une bastos à quatre heures du mat comme dans un mois. J’ai moins de stress sur les épaules.

C’est quoi cette histoire de groupe funk auquel tu es affilié aux États-Unis ?

Ça s’appelle Fusik. À l’origine, il y avait une chanteuse, mais ils l’ont virée avant de release leur premier album. Du coup, toute leur discographie est instrumentale. Le crew est autant composé de breakeurs que de musiciens. Parmi eux, tu as un de mes meilleurs amis qui s’appelle Felix, et Mex One, qu’il repose en paix. Ils ont fait en sorte que je bouge aux states à l’époque. J’étais encore sous contrôle judiciaire, je ne pouvais pas sortir du 95 légalement, encore moins de France. Ils ont utilisé les papiers de leurs boîtes, écrit des lettres à la juge et fait en sorte que je choppe une autorisation de sortie. J’ai du couper contact avec tout le monde en me barrant. Le reste de l’histoire se résume à se trouver au bon endroit au bon moment. On a vécu une situation assez grotesque à un concert du groupe en 2006. On partait en soirée et des flics nous ont arrêtés en pensant qu’on venait de  braquer une épicerie. Ils se trompaient de suspects, mais là-bas, 10 mecs basanés avec des durags, ça interpelle ! Ils nous ont mis en joue et tout (rires). Je ne peux que big up ces types, ils m’ont éduqué sur pas mal d’aspects du son qui font ce que je suis devenu aujourd’hui.

Tu vois ta carrière comme un marathon ?

De fou. Mes ogs disaient souvent « pay your dues ». Il ne faut pas la traduire littéralement l’expression. On parle ici de taxes, et pas de dettes, que tu payes toute ta vie sur terre. Cela ne prend fin qu’à ta mort. Je fonctionne comme ça avec le hip-hop. Je ne considère rien pour acquis parce que je suis un ancien ou quoi que ce soit. Je continue de payer mes dues et de tracer mon chemin.

Qu’est-ce qui te manquait le plus en France lorsque tu vivais aux USA ?

Je te jure que la seule fois en dix ans où j’ai eu le mal du pays, c’est quand Booba a sorti Futur. Je me disais que la vibe à Paname devait être trop chaude sur le moment, j’aurais tout donné pour y être (rires).


Texte : Nathan Barbabianca

Crédit : Ivry Zoo

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